A chaque marche qu’elle gravit, Charles en descend une. Il précipite sa propre chute, rejoint doucement l’ombre tandis qu’elle s’accapare toute la lumière. Elle l’éclipse lentement de toute sa superbe, de son ambition capable de déplacer des montagnes, lui cloue le bec de son verbe acéré, freine ses plans à l’aide de révélations qui tombent à pic, un cheveu sur la soupe et c’est tout son monde qui vacille. Son pouvoir s’effrite à mesure que les saisons défilent, ne tient plus qu’à un fil maintenant qu’il a scellé son destin face au notaire. S’il occupe encore le fauteuil du grand patron malgré le sang qui ruisselle entre ses phalanges, c’est uniquement parce qu’elle le veut bien. Demain, au milieu de l’été ou peut-être l’an prochain, elle le fera tomber de son piédestal et prendra le contrôle total et absolu des Sirops Poulin. Ce n’est qu’une question de temps et rien, ni personne, ne saurait contrarier ses plans parce qu’il est évident qu’elle est la seule à avoir toutes les cartes en main, à connaitre la vérité sur la mort d’Inès, le point de départ funeste de toute l’histoire. Même les personnes extérieures au clan on remarqué la manière dont elle déploie ses ailes, obligeant Charles errer dans l’ombre de ses plumes majestueuses. Elle possède ce charisme qu’il a perdu avec ses enfants et son autorité, cette capacité à transformer tout ce qu’elle touche en or, pareille à une machine à fric qui ne connait, pour l’heure, aucun dysfonctionnement majeur.
Alors on cherche désespérément sa faille, les rapaces, les journalistes, les membres de son propre clan, tous complotent dans son dos, trahissent sa confiance, l’obligent à mordre la poussière parce qu’ils ne sauraient tolérer qu’une femme les force à ployer le genou. Le pouvoir attire les ennemis. Elle le sait depuis toujours. C’est probablement l’une des premières mises en garde que lui a murmurée son père lorsqu’elle lui a avoué, à cinq ans, qu’elle dominerait un jour le monde ou qu’elle mourrait en essayant. -or die tryin’.
Récemment, elle a décroché une interview sur quatre pages dans le scandaleux Pup Club de Janice Roy. Une publication qui a fait couler beaucoup d’encre, contraint ses ennemis à battre en retraite. Cependant, elle sait qu’une piqure de rappel est toujours nécessaire, alors elle a décidé d’enfoncer le clou dans l’esprit des imprudents, des téméraires, de ceux qui ont encore l’espoir de guillotiner la reine. Diana Harvey est à la tête du Bloom Magazine, une revue qui passe de temps en temps entre ses ongles manucurés lorsqu’elle se lasse du 3Rivers Daily, de Fortune, de Forbes, et du Journal de Montréal. La ligne éditoriale du Bloom est plus légère que celle des géants précédemment cités, entre les pages glacés du Bloom on parle mode, beauté, tendance, on vulgarise les enjeux économiques qui régissent le monde pour qu’ils soient compris par le plus grand monde. Un magazine grand public qui s’évertue à sortir du lot en permettant aux femmes de faire entendre leur voix. Et rien que pour cette raison, pour son engagement féministe, pour le modèle qu’elle est susceptible de représenter pour toutes celles qui n’osent pas défier les grands de ce monde ou s’assoir à la fameuse -table des négociations-, elle a accepté le rendez-vous proposé par Diana sans hésiter.
De surcroît, elle veut qu’il la voie partout ! Qu’il ne puisse plus ouvrir un journal, sans tomber sur sa photographie, son nom, sa réussite. Papa.
Warren qui a toujours fait comme si elle n’existait pas, sera tôt ou tard forcé de reconnaitre son échec lamentable. A vouloir la rendre invisible, elle est devenue omniprésente. Sans oser se l’avouer elle-même, elle espère aussi que Xavier s’arrêtera sur son portrait, qu’ainsi et malgré ses silences, il ne pourra pas l’oublier. Qu’importe le mal qu’ils se sont faits. Elle se tient debout, seule, sans lui. Il a remporté une unique bataille, il n’a pas remporté la guerre.
« Bonjour. Vous permettez qu’on s’appelle par nos prénoms respectifs ? » Scarlett salue la directrice du Bloom d’une poignée de main ferme et d’un sourire discret. Elle est Scarlett, éventuellement Mademoiselle Poulin, un jour elle sera Madame Lussier mais pour l’heure, à chaque fois qu’elle entend un dissonant -Madame Poulin- c’est l’image floue d’une mère absente qui s’impose à son esprit et lui laisse un goût âcre sur les lèvres. Diana l’invite à prendre place dans son bureau et elle s’empresse de suivre cette femme tout à fait charmante, elle pose son sac Kelly au cuir brillant sur le siège à sa droite, croise ses jambes fuselées et ne peut s’empêcher d’arquer un sourcil décontenancé. « J’ai connu des jours meilleurs. » Elle sait que les gens posent cette question par politesse mais qu’ils se moquent généralement de la réponse apportée. Il suffit de lire les actualités pour constater le battement médiatique qui fait trembler les trois familles depuis l’été 2019. Comment pourrait-elle aller bien dans ses conditions ? Autour d’elle, on meurt, on se déchire, on tombe, on se sépare. Alors, elle ne lui retourne pas la question, consciente que Diana est au fait de toutes ces histoires macabres. Parce qu’elle est l’ami des nantis, celle qui murmure à l’oreille des puissants. Une amie proche de Tom et Aiden. « Dites-moi en quoi je peux vous être utile ? » Ses cils papillonnent subtilement de curiosité, elle s’interroge sur les réelles motivations de Diana, ajouter une corde à son arc, un nouveau nom prestigieux à son carnet d’adresse ou cherche t-elle seulement à percer le mystère Scarlett Poulin ?