Les bras croisés, la mine renfrognée dans une épaisse écharpe en laine mérinos, Scarlett tente de passer incognito en dissimulant ses traits derrière une revue plus susceptible d’intéresser les historiens que les fashionistas. Céline (Dion) l’icone nationale en couv’ de l’édition québécoise de Elle en 2003. Une relique qui pourrait se négocier à prix d’or sur Ebay auprès des fans de la première heure. Sauf qu’elle n’est pas là, dans cette salle d’attente austère et sous-chauffée, pour renflouer ses caisses grâce aux enchères virtuelles, mais pour renouveler son ordonnance grâce à un docteur bien réel. Alan Dentremont, maitre de l’esprit, spécialiste de la psychologie humaine, disséqueur de l’âme. Un gosse de Trois-Rivières, un camarade d’école, un ami perdu de vue entre le lycée et Harvard. Dans les cours de récréation, il était l’autre -bête de foire- qu’on regarde avec admiration et curiosité, l’enfant terrible qui a deux coups d’avance l’adversaire et qui s’en vante, le môme qui énerve par sa clairvoyance et observe ses petits camarades d’un regard plein de mépris. Les rares fois où Xavier était absent, pour cause de maladie, vacances anticipées ou école buissonnière, c’est auprès d’Alan qu’elle allait chercher un semblant de contact social. Les trop nombreuses fois où on lui interdisait de se mettre en binôme avec Xavier pour ses exposés, c’est vers Alan qu’elle se tournait. Une amitié sans grande effusion restée en sommeil depuis presque treize ans.
Aujourd’hui, comme à l’époque, elle a besoin de lui. Parce que Xavier n’est pas là. Parce que sa pharmacienne refuse de lui délivrer ses précieuses pilules de benzodiazépines. Le motif de ce refus : une ordonnance périmée depuis trois mois et non renouvelable sans une consultation préalable auprès d’un spécialiste assermenté. A contre-coeur, forcée de reconnaitre son impuissance à éviter l’obstacle, pas en mesure de créer un faux crédible, elle a décroché son téléphone et à composé les dix chiffres du numéro de Dr Freud afin de prendre rendez-vous pour une consultation. Il a eu l’extrême délicatesse de bousculer son emploi du temps encombré pour faire une place à sa vieille amie, après vingt-heures pour un maximum de discrétion. Scarlett refuse que l’on remarque les failles qui la composent, le chagrin qui la terrasse, la peur qui compresse ses entrailles et la pression intenable qui trône au sommet de ses épaules. Son image publique doit être aussi parfaite que possible, sans aucune ombre au tableau, ne laisser apparaitre aucun vacillement qui pourrait signaler à ses ennemis et détracteurs que : la chasse est ouverte, qu’il est temps d’attaquer la reine. « Alan ! » Elle laisse tomber Céline dans un coin et se redresse précipitamment lorsqu’il apparait dans l’encablure de la porte, sourire carnassier, regard énigmatique, allure d’homme au sommet de sa gloire. Elle lorgne une demi-seconde sur son alliance en rêvant d’en passer une semblable au doigt de Xavier et entre dans son bureau à pas de velours. « Je te remercie vraiment de me recevoir aussi vite. » Ses rétines d’azur font rapidement le tour de la pièce à la décoration chargée, bureau en bois précieux, bibliothèque encombrée d’épais ouvrages médicaux, peintures inspirées du test de Rorschach. Et, cerise sur le gâteau, il y a même un divan en velours vert émeraude couverts de moelleux coussins. Immédiatement, elle s’y sent bien, en sécurité, à l’abri, elle se laisse porter par les effluves d’encens, les saveurs d’orient, une atmosphère olfactive apaisante. « En vérité, j’ai seulement besoin de ta signature en bas d’une ordonnance toute neuve. » Elle refuse de prétendre qu’elle s’enquiert de ce qu’il devient et réciproquement, s’abstient des bavardages inutiles qui régissent la vie en société, depuis treize ans ils n’ont eu aucun contact et perdre cinq minutes à commenter la météo n’est pas un exercice qu’ils apprécient. « Je sais que tu as une conscience professionnelle et que tu refuseras d’engager ta responsabilité et ton nom... sans être sûr de l’intérêt thérapeutique que peut m’apporter ces cachets. » Elle aurait pu signer un chèque à quatre chiffres au premier psychiatre venu pour solutionner son problème mais, s’il y a bien une chose à laquelle elle tient par dessus tout et qu’elle refuse de laisser entre de mauvaises mains, c’est bien son esprit. Vif, fulgurant, dopé ! Celui qui lui permet de déplacer des montagnes, de pousser du bois entre soixante quatre cases bicolores, de s’imposer comme la nouvelle papesse du sirop d’érable. « Je suis prête à coopérer et à répondre à toutes tes questions si ça peut me permettre d’aller mieux. » Scarlett veut chasser les images de cette nuit terribles, ne plus craindre pour sa vie chaque fois que Charles est dans les parages, ne pas retenir son souffle en ouvrant le 3Rivers Daily par peur d’y découvrir le nom d’une nouvelle victime, ne plus redouter d’être, un jour, définitivement rayée de sa vie. Xavier qui s’éloigne sans qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit pour le retenir. Les anxiolytique cautérise le mal, empêchent la surinfection, le cataclysme, le naufrage. Ils rendent la douleur supportable, offrent un sursis avant l’effondrement, sont pareils à un pansement sur la plaie.